dimanche 15 novembre 2009

Nyctalope.

C'était avant les pluies. L'air était sec. Les sons se répercutaient étrangement. Je m'arrêtai sur le pont. Déjà le rose du ciel était embué par le noir de la nuit, froissant la ligne d'horizon. Les rythmes du temps se superposaient, s'emmêlant.
Sur la route, les camions et les voitures se croisaient. Les vélos, avec leur tempo plus lent, avançaient inexorablement de l'autre côté, grimpant puis redescendant. Les passants affairés ne parvenaient pas à suivre. Plus lentement, ils allaient eux aussi, arpentant cet espace en suspension.
Et la nuit embuait le ciel. A l'horizon, les voies des S-Bahn lançaient une invitation à voyager. Partir dans cette nuit tombante pour arriver au matin à l'ouest. Ou, simplement, revenir d'un de ces itinéraires circulaires, épuisé, au point de départ, où l'on avait rêvé d'un exotisme qui ne viendra plus.

Sur le terre-plein, un couple discute, insouciant du passage incessant, bruyant, qui l'entoure. Insouciant du temps. Pour l'instant, ce couple n'existe que pour lui. Chacun n'est concentré que sur l'autre. Plus rien n'a prise, si ce n'est le regard qu'ils se portent, réciproquement. Ils sont perdus dans leur discussion, perdus au cœur de la ville. Ils ont créé leur no man's land. Leur présence réciproque a créé un mur infranchissable. S'en approcher conduirait à l'indiscrétion tant leur félicité est grande.
Sous mes pieds, les S-Bahn passent. Totalement arythmiques, arrivant et repartant, ils produisent des syncopes dans la partition de la ville. Ils ponctuent le mouvement plus régulier des moteurs que les voix contre-pointent par moment, au gré des passages. L'entrechoquement des roues métalliques sur les rails fait silence le temps de recracher son quota de voyageurs. Qui remontent à la surface du pont. Puis traversent, non pas une foule, mais un attroupement de groupuscules. Ces duos, trios, quatuors sont absents au passage qui les traversent, l'absorbant. A un moment, je devrais me diriger vers ce groupe. Mais comment se mouvoir vers cette entité inquiétante et multiple ?
La nuit ingère elle aussi le jour. Le rose laisse toujours plus de place au noir de cette nuit qui vient. Il est déjà devenu prune, et va sauter vers puce.
Le couple se lève. Leur espace s'ouvre sur la ville. Il se lève, quitte son banc. Le rythme du pont s'empare d'eux. Ils partent de là d'où je viens. Je vais partir là où ils n'ont pas été. Mon corps se meut alors, propulsé par leur mouvement. Je vais être moi aussi absorbé par ce groupe diffus, par la nuit, par le temps.

Aujourd'hui, les pluies se sont installées. Il fait nuit. Les bruits sont devenus sourds, aspirés par le silence. Un bâtiment s'érige. Mais le temps a une autre prise sur cet autre lieu que je traverse. Pourtant, c'est à ce pont que je pense quand je m'en retourne chez moi, transie.


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